Nouvelle confinement 2 : Entre eux deux

(Note : nouvelle écrite avant le coronavirus : la distanciation sociale n’est absolument pas respectée !)

Le métro s’arrête. Les portes vont bientôt s’ouvrir.

Au dehors, la cohorte est alerte. Prête à bondir. Les regards scrutent l’intérieur pour voir si par miracle un siège est resté vide. Chacun retient son souffle, attendant le signal pour se forger un passage à la force des coudes.

Enfin les portes coulissent. Quelques personnes à l’intérieur pensaient naïvement pouvoir sortir ; elles sont happées par le flot contraire qui s’engouffre. Poussant devant, poussée derrière, la masse compacte s’avance ligne par ligne. A chaque choc crépitent les injures. Peu à peu, la densité de personne augmente, augmente encore, enfin sature. Les gens dorénavant retiennent leur souffle et attendent la sonnerie salvatrice.

Sept bips courts et distincts annoncent la fin des hostilités. Et la fermeture des portes.

Mais cela ne suffit pas. Un pied sur le quai, un pied dans la rame, la dernière rangée de personnes n’en démord pas. Ce train ne partira pas sans eux. Les portes coulissent, buttent contre un sac ou un visage et s’ouvrent à nouveau. Par vagues, les gens avancent, ceux à l’intérieur se contractent, se compactent, les ventres se pressent et les corps se tendent comme pour maintenir la tête hors de cette marée humaine.

Enfin la dernière personne parvient à grappiller le dernier espace à coup d’épaules et d’excuses. Il rentre plus ou moins dans le wagon, la porte qui glisse à ras ses fesses achève de l’imbriquer complètement dans les personnes voisines.

Et puis c’est l’attente. Ces quelques secondes interminables, le temps que la rame daigne se mouvoir…

Comme tous les autres, Thomas est encastré à l’intérieur. Il a copieusement injurié mentalement les nouveaux arrivants. Vu de dehors, cela s’est traduit par deux détails : un léger bougonnement dans sa barbe courte et grisonnante et la crispation de sa main sur son attaché – caisse qu’il a par la suite coincé entre ses jambes. Il soupire : plus qu’un arrêt.

Il a vainement tenté de s’agripper à quelque chose. Mais son bras n’est pas assez long pour contourner les trois personnes qui le séparent de la barre transversale. De toute façon le bloc autour de lui est hermétique. De chaque côté il est encerclé, acculé, accolé.

            Derrière, une personne se maintient à bout de bras à un anneau. Ses aisselles grandes ouvertes arborent un éventail de poils qui dardent pointes et odeur en direction de ses narines. Sur un côté, un petit vieux défend son maigre espace vital à coups de canne dans les mollets. De l’autre, un jeune homme parvient à oublier la torture de la chair grâce au tube de R’n B vissé dans ses oreilles, qui grésille à plusieurs mètres à la ronde. Devant lui se trouve une adolescente plaquée contre son pull, mèche rouge, outrageusement maquillée, qui mâchonne négligemment un chewing-gum d’un air absent. Thomas se promet de ne jamais laisser sa petite dernière finir comme ça.

            Enfin la rame, alourdit par plusieurs tonnes de passagers, s’est décidée, péniblement, à initier, lentement, un mouvement. Les visages furieux des personnes restées sur le quai défilent de plus en plus vite. Puis c’est le noir du tunnel.

            Thomas tente de penser à autre chose, son travail, sa famille, tout ça, mais cerné par l’odeur de transpiration, les coups de canne et les refrains Hip Hop, il ne parvient pas à faire abstraction. Alors il décompte les secondes qui lui restent avant la prochaine station ; la dernière, enfin !

            Soudain le drame intervient. Le téléphone coincé dans la poche du Jeans Slim de l’adolescente se met à sonner, musique du dernier tube d’Emma Leprince. Elle sursaute et… non…elle ne va tout de même pas…mais si ! Ce coup de fil est FORCEMENT d’une importance capitale. Elle ne peut le louper pour rien au monde. Alors elle se contorsionne, se cambre, se replie pour créer un minimum d’espace et pouvoir plonger sa main dans la poche plaquée contre sa jambe. Mais  le temps presse, déjà trois sonneries !, elle panique, se dépêche, coup involontaire dans le ventre de Thomas qui marmonne quelque chose, enfin elle parvient à saisir son I – Phone du bout des phalanges, l’extirpe à la force des doigts, le remonte rapidement à son oreille et

« Allo ? »

            Une seconde auparavant, elle a pu apercevoir la photo qui l’appelait et un grand sourire s’est formé sur ses lèvres. Tandis qu’elle écoute, son regard se porte du côté du téléphone, comme pour rendre la conversation réelle.

            Thomas continue de marmonner. Il pense à pleins de choses en même temps, le non-respect de l’autre, la décadence de la jeunesse, la dictature de la technologie, la connexion immédiate,

            « Quoi ? »

            Ce mot interrompt à ses pensées. Ce mot n’est pas normal. Il est prononcé avec trop de tristesse pour cadrer avec la situation qu’il a quittée des yeux deux secondes auparavant. Il regarde à nouveau l’adolescente et ne la reconnait plus. Son grand sourire a disparu et sa mâchoire commence à trembler. Ses sourcils, agrandis d’un coup de crayon à maquillage, sont dramatiquement repliés sur son front dorénavant marqué de rides.

            « Ok… » Murmure-t-elle faiblement. « Salut ». Le bras retombe. Elle remet mollement son téléphone dans la poche, puis elle ne bouge plus. Et à la commissure de ses yeux, deux larmes commencent à se former, qui grossissent, s’alourdissent puis tombent sur ses joues dans une trainée de maquillage.

            Son regard perdu fixe droit devant elle. Devant elle, c’est-à-dire à trois centimètres d’un pull en lin. Elle relève lentement la tête. Son regard remonte le long du cou, du menton, pour enfin se planter dans les yeux de Thomas.

Et Thomas voit toute la tristesse du monde dans ce regard, et il n’arrive pas à s’en décrocher. Et l’adolescente, soudain, éclate en sanglots. Elle se replie sur elle-même et sa tête vient se poser sur le pull. Thomas ne bouge pas. Elle s’approche un peu plus et c’est maintenant tout son visage qui s’enfuit dans le tissu pour pleurer à grosses larmes.

Sans s’en rendre compte, Thomas s’est légèrement penché en avant. Courbé, il semble envelopper l’adolescente. Alors elle enroule ses bras autours de sa taille et se colle un peu plus contre lui.

Thomas ne bouge toujours pas. Il se sent tellement idiot qu’il arrête de réfléchir et, hésitant, il la prend aussi dans ses bras. Elle tourne lentement la tête et pose sa joue contre le pull en fermant les yeux. Elle a un petit sourire, qui fait dévier la trajectoire des larmes sur son visage.

Balbutiant, il lui dit :

« Ce n’est pas si grave, tu verras… »

Pour toute réponse, il sent la tête de l’adolescente hocher affirmativement. Ils restent ainsi une éternité.

Quelques secondes plus tard, la trame commence à ralentir. Les personnes poussent un soupir de soulagement, heureux d’enfin quitter ce carcan humain. Quelques-uns, auparavant assis sur des sièges, tentent vainement d’atteindre les portes de sortie, sous le regard narquois de ceux qui ont dû rester debout..

Les pleurs de l’adolescente s’arrêtent en même tant que le métro. Elle grimpe jusqu’à l’oreille de Thomas et murmure « merci ». Puis les portes s’ouvrent et elle est entraînée au dehors.

Thomas, immobile, voit les portes se refermer. Ce n’est que lorsque le métro redémarre qu’il réalise qu’il vient de rater son arrêt.

A propos Antonin Atger

Ecrivain, mon livre Interfeel est disponible aux Editions Pocket Jeunesse : https://www.lisez.com/livre-grand-format/interfeel/9782266248280
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3 commentaires pour Nouvelle confinement 2 : Entre eux deux

  1. Sabrina P. dit :

    Un joli moment de rencontre, une atmosphère de métro bien dépeinte, dans un temps qui paraît lointain 🙂 Je vois que la situation invite à l’écriture sur le net, et je suis contente d’être passée par là ce matin, avant de m’attabler à mes propres défis de confinement créatif ! Belle journée, Sabrina.

  2. Laure Gombault dit :

    Très beau, merci Antonin

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