
Je suis apparue sous la forme d’un champ bordé d’habitations rudimentaires. J’ai tenu quelques dizaines années puis je suis redevenue poussière. On trouve encore dans mes sous-sols des bouts de vases ou des outils, vestiges de cette naissance embryonnaire.
J’ai ressurgi bien plus tard – je ne sais plus vraiment quand, ma mémoire temporelle n’est pas très bonne. Ma renaissance est due aux circonstances : un bon climat, un fleuve, un croisement de routes, une décision politique.
Les siècles ont passé, je me suis développée. Mon architecture évolua, mes rues se pavèrent, cloutèrent, s’élargirent pour les chevaux devenus mécaniques. Les maisons s’empilèrent en immeubles, les immeubles s’agglomérèrent, ma croissance devint exponentielle. Les routes se prolongeaient, dévorant les kilomètres pour les napper de bitume. Sur la périphérie, des immeubles, encore, surgissaient du sol, prétendument provisoires. Les humains construisirent des magasins sur des grandes surfaces, appelées « grandes surfaces », reliés au centre par mes artères de goudron. Je m’étalais, repoussant les forêts et me séquençais en quartiers hermétiques en fonction des classes sociales et des activités de mon occupant principal. Un lieu pour travailler, un autre pour acheter, un pour se divertir, un pour dormir, le tout relié par un véhicule de prédilection, la voiture.
Puis les choses ont commencé à changer. Je l’ai senti car je suis connectée à chaque pierre, atomes de mon organisme. Désormais, je n’étais plus la seule à être connectée. En plus du réseau urbain est apparu le réseau informatique, invisible et omniprésent. Après quelques années d’hésitation, les deux réseaux se sont admirablement conciliés.
Les gens avaient désormais accès au bout du monde ; ils ont décidé de redécouvrir ce qu’il se passait près de chez eux. Ils communiquaient instantanément, ils ont voulu reprendre le temps de discuter. Cette fois, la lenteur n’était plus imposée. C’était un choix. Ma structure a changé, profondément. En lieu et place d’un unique centre-ville, chaque quartier a recréé le sien autour duquel tout s’effectue. Par le télétravail, la majorité des gens n’ont plus à me traverser de part en part. Ils passent leur journée chez eux ou dans les centres prévus à proximité, travaillant côte à côte avec des personnes qu’ils n’auraient par ailleurs jamais rencontrées. Restant désormais à un même endroit, ils ont voulu l’aménager. Un réseau social, propre à chaque quartier, permet de poster ses envies d’achat et ses choix d’aliments, en priorité locaux. Les commerçants, connectés eux aussi, s’approvisionnent désormais en temps réel en suivant les tendances du quartier et tout est désormais disponible en bas de chez soi.
Peu à peu, chaque centre-quartier s’est doté de places et d’espace pour créer son propre imaginaire, par son histoire, ses activités ou ses habitants. Ce sont des ambiances différentes, distinctes, qu’il est désormais possible de sentir en passant dans chacun de mes quartiers. La voiture n’existe plus. Pour les trajets en surface, des véhicules monoplace se louent. Ils s’agglutinent les uns aux autres en fonction d’une destination commune ou du nombre de passager et comme la conduite est automatique, les gens ont le temps de discuter entre eux et procéder à ce qui est désormais une mode : la « rencontre aléatoire ». Discuter avec des personnes que nous n’aurions jamais l’occasion de croiser en temps normal. Mes grandes places historiques sont devenues un endroit privilégié pour cette activité. Elles servaient autrefois à couronner les rois, à les décapiter…ou les deux à la fois, je ne sais plus (ma mémoire temporelle n’est pas très bonne). Maintenant, les gens souhaitant ces rencontres se connectent, se reconnaissent et conversent.
Un équilibre a été trouvé entre ma grande taille et le microcosme souhaité par mes habitants. Les structures de ville et de villages sont désormais imbriquées.
Bien sûr, ce mélange me paraît étrange. Ma mémoire temporelle n’est pas très bonne et peut-être qu’une fois de plus, je mélange deux époques inconciliables. Il est possible que rien de tout cela ne se soit réellement produit et que je continue plutôt ma poussée tentaculaire. Ou que je disparaisse complètement. Ou autre chose encore, de totalement imprévisible… Après tout, je demeure ce que j’étais à l’origine : un champ.
Un champ des possibles.