LE POINT D’EQUILIBRE (nouvelle du confinement – 5)

  1. D’un côté

Je suis un naze. Ce n’est pas une figure de style, je suis vraiment un naze. En un an j’ai perdu ma femme, mon boulot, mes amis et mon envie d’y changer quoi que ce soit. Je ne sais plus quel évènement a entraîné le suivant…sans doute un peu de tout en même temps. Est-ce la faute à la société ? La mienne ? Je ne sais pas. Je ne sais plus rien de toute façon. Je n’ai même plus la force de réfléchir.

Je me traîne. Comme si j’étais mon propre boulet. Je suis un cliché ambulant qui hante les lieux communs comme les bars PMU ou le Pôle Emploi. Et ambulant, je vais bientôt le devenir. Mon appartement est rongé par les rats et les huissiers qui viennent gratter à ma porte chaque matin.

             Mon estime est au niveau de ce caniveau que je vais bientôt rejoindre. En guise de coup de grâce, je prends un plaisir malsain à étaler chaque détail de ma misérable situation dès que je rencontre quelqu’un. Et je guette avec une morbide satisfaction la pitié et le dégoût que cela provoque forcément dans son regard.

             J’ai parfois des sursauts de conscience, temporaires, et la culpabilité m’embrase alors. Heureusement n’importe quelle bouteille bon marché éteint l’incendie. Les délicieuses griffes de l’alcool m’arrachent rapidement de ce sentiment pour m’entraîner dans leurs vapeurs d’éther.

             Dorénavant, ma vie s’écoule comme du papier à musique. Un papier terne, passif, qui joue sans cesse les mêmes notes dans une affligeante routine ; et qui les joue un peu plus faiblement à chaque fois. En attendant la rupture du papier, je continue les répétitions. Je me lève, je me traîne, je vais au bar, je bois, je rentre. Puis je me lève, je me traîne, je vais au bar, je bois, je rentre. Puis je me lève…

             Mon unique support, c’est ce banc. Je viens m’y assoir, de temps en temps, avant de m’engouffrer dans un bar dès sept heures du soir. La vue est banale mais ce n’est pas grave. L’espace d’un instant, je suis comme ce sportif qui s’assoit pour souffler un peu. Je suis comme cette jeune fille qui envoie un texto. L’espace d’un instant, je suis comme tout le monde. L’espace d’un instant, je ne suis enfin plus moi-même.

             Sauf qu’aujourd’hui je suis resté jusqu’à sept heures et demie. Je ne sais pas pourquoi. Et cette fille est venue s’assoir de l’autre côté du banc. Elle était emmitouflée dans un épais manteau noir, elle devait avoir froid. Alors – je ne sais pas ce qui m’a pris -,  je lui ai posé une question. Elle m’a répondu avec le sourire. Puis elle m’a demandé ce que je faisais dans la vie. Je me suis inventé un travail que je n’avais pas. Je me suis découvert des passions que j’ignorais. Je lui ai décrit la vie que j’aimerais avoir. Et pour la première fois depuis un an, j’ai eu le courage de mentir. Elle me regardait en silence. Elle semblait aimer ce que je disais. A un moment, j’ai même réussi à la faire rire.

Mais très vite j’ai senti que je ne pouvais pas mentir plus longtemps. Que mon envie d’exhiber ma situation allait ressurgir. Et je ne voulais pas lui montrer cela. Pas à elle. Alors je suis parti. Piteusement. J’ai toutefois réussi à nous fixer un autre rendez-vous. La semaine prochaine, même heure même endroit. Elle a accepté, mais je n’y croyais pas moi-même. Elle n’y sera sûrement pas, il n’y a qu’à voir la manière dont elle m’a répondu.

En marchant, j’ai eu l’idée folle qu’elle soit finalement au rendez vous la semaine suivante. Puis je me suis imaginé tout ce que je pourrais faire alors. Comme par exemple concrétiser cette vie que je venais d’inventer. Pour que l’intérêt qu’elle semblait avoir pour moi ne soit pas qu’une illusion. Pour que je continue à lui parler de mon travail, de mes passions, mais que ce ne soit plus un mensonge. Et pour qu’un jour, quand cette vie sera effectivement devenue la mienne, je puisse lui proposer d’en faire partie…

Mais je divague. Je sais bien que le premier verre de la soirée aura raison de la volonté qui vient de renaître en moi. Je me connais par cœur. Les seuls rêves que je peux avoir sont des rêves d’alcoolique.

  • De l’autre côté

Je suis une pute. Ce n’est pas une figure de style, je suis vraiment une pute. J’ai quitté la Bulgarie il y a trois ans, quelqu’un était venu me voir pour me proposer un « travail » en France. Quelque chose sans danger, m’assurait-il. Il mentait bien sûr. Je le savais. J’ai toujours senti ces choses-là. Mais je l’ai suivi. J’ai laissé derrière moi ma petite fille de quatre ans.

L’Europe n’a plus de frontières. J’ai pourtant dû m’arrêter deux semaines en Italie pour payer le droit de passage. De passage à tabac. Un tabassage en règle pour que mon estime disparaisse en même temps que mes papiers d’identité. Le tabac des cigarettes incandescentes écrasées contre ma peau désormais léoparde. Mon corps a subi l’épreuve de feu. Il est devenu une matière perméable, pénétrable et sans vie. Puis il a été balancé, décharné, décharmé, sur un trottoir parisien.

Depuis j’agis en marionnette. Ma vie ne tient qu’à un fil et ce n’est pas moi qui le contrôle. Je marche et démarche sur le trottoir. J’agite mes seins dès qu’un client potentiel passe. J’applique méthodiquement ma grille de tarif. De la gâterie la plus banale à la perversité la plus humiliante, je n’ai pas de limites. Je laisse mon corps se faire labourer, rabrouer, salir, saillir. Puis je me douche et retourne à mon poste.

Quand j’arrive, je cache mon manteau derrière une cabine téléphonique et de huit heures du soir à cinq heures du matin moins deux pauses de quinze minutes, je bosse. Le reste du temps, je dors. Une mécanique parfaitement rodée. De temps en temps la machine s’enraye, je reprends une âme, je deviens moins efficace et mon rendement n’est plus aussi bon. Alors mon mac vient me fixer à grands coups de clef à molette.

Parfois aussi, l’image de ma fille me revient et ça fait mal, très mal, bien plus que ce que je subis chaque nuit, bien plus que les brûlures de cigarettes. Alors je m’humilie d’avantage, vite, vite, pour avoir honte de ce que je fais, de ce que je suis, et m’oublier. Quand ma mémoire se stérilise à nouveau, ma condition redevient supportable.

Mon unique support, c’est ce banc. Je m’y assois quelques instants chaque soir pour souffler un peu. Ça me fait du bien. Pendant quelques instants, je parviens à me rappeler qui je suis. Et comme cette sensation disparaîtra dès que je quitterai ce banc, je n’ai ni remords ni culpabilité. Je savoure juste le plaisir éphémère de me retrouver.

Puis un jour je suis arrivée  en avance, vers sept heures et demie. Je ne sais pas pourquoi. Je me suis assise sur le banc. De l’autre côté, il y avait un homme. Et le regard qu’il m’a lancé était différent de ce que j’avais connu depuis trois ans. Je lui plaisais. Il avait envie de me séduire. Mais une séduction qui ne se monnaye pas. Je n’étais plus de la simple matière première. J’avais bien plus de valeur à ses yeux.

Nous avons commencé à parler. Je lui ai demandé ce qu’il faisait et il m’a parlé d’une vie qu’il n’avait pas. Je le sais, j’ai toujours senti ces choses là. Il mentait pour me plaire. Et ça m’a ému. Profondément. Normalement, les gens que je fréquente sont d’une honnêteté viscérale et ne m’épargnent aucun détail ou phantasmes sordides de leur misérable vie. Cette sensation, je ne l’avais pas ressentie depuis longtemps. Le temps de cette conversation, j’ai pu être spontanée. A un moment nous avons ri. De bon cœur. Tous les deux. Je me sentais bien …

Mais d’un coup il est devenu nerveux et a marmonné qu’il devait partir. J’imagine qu’il venait de réaliser soudain qui j’étais vraiment. Une pute. Alors il s’en est allé. Par politesse, il m’a proposé un rendez-vous la semaine suivante sur ce même banc. J’ai accepté mais je n’y croyais pas. Je ne pense même pas qu’il viendra. Tant pis. Durant quelques instants, j’ai pu goûter au plaisir d’être vraiment désirée. Durant quelques instants, j’ai pu goûter au plaisir d’être moi.

3) Le juste milieu

             Je suis un banc. Ce n’est pas une figure de style, je suis vraiment un banc. On a fauché mes branches dans une forêt du Jura, on m’a découpé en planches fines, vissé à des broches de métal, peint en vert et planté là, sur ce trottoir irrégulier. Ne me demandez pas si je suis devant un beau paysage : je n’en sais rien, je suis un banc. Ne soyez pas idiot.

             Je ne peux pas voir, ni humer les odeurs, ni goûter quoi que ce soit. Le seul sens qui me reste, c’est le toucher. Les nervures de mon bois sont restées vives sous leur peau qui s’écaille. Je peux saisir chaque altération du vent. Chaque feuille qui se dépose sur moi. Ou quand ces foutus gamins écorchent mon écorce à coup de compas pour graver des ou des .

Ou encore ces milliers de postérieurs. Ah, j’en ai vu et j’en ai reçu, des culs ! Des gros lourdingues, des petits malingres, de tout gabarit, de toute taille, de toute forme, qui m’effleurent ou m’écrasent.

De ce fessier je peux tout deviner. Par sa position, son poids, son mouvement, la personne qui me surplombe me communique tout. Ses pensées, ses joies, ses angoisses. Sa vie entière.

Dernièrement ce sont surtout deux personnes qui m’ont tenu compagnie. Un homme et une femme. La corpulence de l’homme a changé au fil des mois. Il a perdu du poids, ses membres sont devenus plus maigres et il a pris du ventre. Sa jambe droite tremble en permanence. Il doit être angoissé. La peau de la fille est en contact direct avec la mienne – elle ne doit pas porter beaucoup de vêtements. Et elle ne bouge presque pas. Comme si elle était déjà morte.

Habituellement ils alternent ma garde. Lui le jour, elle la nuit, lui d’un côté, elle de l’autre côté. Une fois pourtant, ils ont été ensemble. Et mes planches ont trouvé un équilibre. Durant ce court instant, j’ai noté quelques différences. La jambe de l’homme tremblait moins. La peau de la femme frémissait. Mais ce n’était pas à cause du froid. A un moment, leur deux corps ont été secoués en synchrone. Je crois qu’il s’agissait d’un « rire ».

Puis ils se sont quittés. L’équilibre n’avait pas duré très longtemps.

Mais ils se sont retrouvés la semaine suivante. Et leurs corps ont continué leurs évolutions. La posture de l’homme était plus droite. Plus assurée. La femme semblait plus détendue. Plus naturelle. Je ne sais pas s’ils s’en étaient rendu compte, mais ils s’étaient aussi rapprochés de quelques centimètres l’un de l’autre.

Et ils revinrent la semaine suivante encore. Avec quelques centimètres de moins. Leurs mains se posaient entre eux comme pour pallier la distance qu’il restait encore à parcourir. Elles me transmettaient bien plus que leur propre corps. Elles pianotaient mon bois. Elles se plantaient parfois nerveusement dans ma chair. Elles caressaient rêveusement mes rayures. L’espace d’une seconde elles se superposèrent. Presque instantanément un frisson les parcourut tous les deux. Mais je ne sais pas comment interpréter cela. Je ne suis qu’un banc.

Un jour il ne resta qu’une dizaine de centimètres entre eux. Et d’un coup cet espace fut aboli et ils se retrouvèrent en mon centre. Au juste milieu. Depuis ce moment, ils ne décollèrent plus de ce point d’équilibre. Je n’arrivai plus à distinguer leur deux corps séparément.

Ensuite, ils ne revinrent plus.

Ou juste une fois. Longtemps après. Quelque chose avait changé. Un poids de trente-cinq kilos venait de s’ajouter. Je dirais une fillette de sept ou huit ans. Puis tous les trois, comme des gosses, gravèrent sur ma peau une succession de traits et de courbes :

« ICI, LE COMMENCEMENT D’A PEU PRES TOUT».

Ne me demandez pas ce que ça veut dire, je ne sais pas lire. Après tout je ne suis qu’un banc. Je ne fais que supporter les gens. Et leurs histoires.

A propos Antonin Atger

Ecrivain, mon livre Interfeel est disponible aux Editions Pocket Jeunesse : https://www.lisez.com/livre-grand-format/interfeel/9782266248280
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2 commentaires pour LE POINT D’EQUILIBRE (nouvelle du confinement – 5)

  1. Laure Gombault dit :

    A reblogué ceci sur Le roman de Laureet a ajouté:
    Texte que j’ai beaucoup aimé. Bravo !!

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