Retrouvailles – Nouvelles du confinement – inédit ! 13

René râle.

Ce n’est pas nouveau, mais depuis le début du confinement, c’est encore pire. Il veut sortir. Non pas qu’il ait grand-chose à faire dehors, mais ses habitudes de retraités sont des habitudes, devenues des rituels, il n’aime pas s’y soustraire. Il râle par principe : il n’aime pas qu’on lui dise quoi faire. Il râle, surtout, parce que chez lui, se trouve Suzanne, sa femme. Il ne veut pas la voir.

Ils se sont aimés. Beaucoup. Cinquante ans de mariage, des liens solides, pas une simple ligne sur un contrat et une promesse jetée en l’air tel un bouquet, à la mairie. Les premières années furent délicieuses, faites de projets, de crédits, et d’un premier enfant. Au fil des décennies, ce lien est devenu une solide complicité, installée, résistant aux intempéries et aux fluctuations quotidiennes. Les enfants sont partis, l’usure s’est installé la place, abîmant les dernières années. Dix ans plus tôt est survenue une engueulade. De sa faute. Il l’appelle pudiquement « la connerie ». Ces mots-là furent les derniers, car depuis dix ans, ils ne se parlent plus. Pas un mot.

C’est pour ça que, depuis dix ans, il s’arrange, comme tous les retraités, pour s’octroyer un emploi du temps rigoureusement chargé. Chaque matin, dès l’aube, il s’échappe au-dehors pour sa promenade quotidienne, pendant qu’elle reste à l’appartement, généralement assise, à la table de la cuisine. Il rentre pour midi, mange en vitesse devant la télévision pour ne pas croiser son regard. Une émission insipide, de la chanson française. Il fredonne le lundi au soleil, le Connemara, Mirza, avec les participants, pour ne pas parler à sa moitié. Il possède un répertoire presque infini de chanson populaire qu’il enclenche dès que survient chez lui, dangereux, un silence annonciateur d’une discussion.

L’après-midi il s’isole à nouveau vers à nouveau dans l’extérieur. Il marche plutôt vite pour son âge, – soixante-dix est le nouveau cinquante – il l’a lu quelque part. Il achète trois ou quatre journaux, les lis en long, en large, et de travers, au café de la gare, table habituelle. Lecture finie, il s’attaque aux mots fléchés, croisés, sodokus et énigmes, jeu des sept différences, tout ce qui peuple les pages jeux, usent ses yeux, lui font nettoyer ses lunettes et occupent ses lunettes.

Il finit la journée par un verre anisé dans un bar où la télé est trop fort, les matchs de foots nombreux et les présentateurs gueulards. Il s’abreuve de mots et d’images insipides. Il les convoque le soir pour ne pas voir sa femme, et surtout ne pas l’entendre.

De retour chez lui, il est tard et il est, heureusement, fatigué. Il mange un yaourt et s’installe devant la télé, choisit de préférence un film de guerre. Il faut que ça pétarade. Bercé par le bruit des canons, il s’endort rapidement, se réveille au générique, se traîne à son lit. Une nouvelle journée d’évitement réussit. Il se sentirait presque fier, s’il n’avait pas aussi honte. Le lendemain, il se réveille à l’aube, et part faire sa balade quotidienne.

Le mercredi est un jour spécial. Ses vacances à lui. Sa fille Véronique lui abandonne les petits enfants et s’offre une après-midi. Il les emmène au parc, leur achète des glaces et les fait rire. Il est heureux, et il est seul. Sa femme reste à la maison. Dès le lendemain, son rituel reprend, du jeudi au mardi suivant. Un agenda de ministre à la retraite.

Sauf que voilà. Coronavirus, pandémie mondiale, assignation à résidence. Rester chez lui. 15 jours minimum. Ne sortir que pour l’essentiel, courses, premières nécessités. Le confinement empêchera l’évitement, méticuleux, qu’il fait de sa femme. Il ne pourra se soustraire à son envie entêtante de parler, depuis dix ans. Suzanne semble ravie d’avoir enfin ce tête-à-tête, imposé par le monde et la pandémie.

« Il faut qu’on parle. » Durant les premiers jours, il parvient à maintenir la « distanciation sociale » préconisée, à l’intérieur de chez lui. Il change de pièce quand elle arrive, prétexte une envie de verre d’eau pour bondir vers la cuisine. S’enferme aux toilettes. S’échappe avec de la musique.

« Il faut qu’on parle », répète-t-elle. Elle est têtue. En même temps, c’est ce qu’il aimait, chez elle. Elle lui tenait tête. René fait la sourde oreille. Pratique, il a le prétexte de l’âge. Il met les infos, chante la Java Bleue, s’occupe, se distrait. Sa femme, patiente devant l’éternel, l’attend, intraitable, devant la table de la cuisine.

Le quatrième jour, au réveil, il se résigne. Il n’y coupera pas, autant avancer dignement vers la potence. Elle est là, dans la cuisine. Souriante, déterminée. Il tente une distraction, feuillette un journal, nettoie le salon. L’observe du coin de l’œil. Elle ne bouge pas, le regarde. Il grogne une dernière fois, par habitude puis la rejoint, abattu. Il se sert un verre de vin, un blanc, sec et frais. Il en aura besoin. Puis il s’assoit, et attend la sentence.

Le silence dure près de dix minutes, mais Suzanne ne l’interrompt pas. Par bravade, René reste coit, lui aussi. Il faut tournoyer son verre à la lumière, prenant la pose du connaisseur devant ce vin de cubi. N’y tenant plus, reposant le verre sur la table, il lâche.

« Bon. On parle, ou pas ?

  • C’est comme tu veux, René. Moi j’attends ça depuis dix ans.
  • Dix ans de silence ! Et là, d’un coup, on pourrait tout régler ?
  • Je ne sais pas, fait-elle calmement. On essaye ?
  • Ça ne sert à rien.
  • Très bien, alors ne parlons pas. »

René rumine, sachant très bien qu’il va tomber dans le piège.

« Ça ne servirait à rien.

  • J’ai compris, fait-elle simplement.
  • Et donc on va continuer comme ça ? Pendant des années, tu vas être là, à ne pas me lâcher ?
  • Je ne sais pas, René. C’est comme tu veux, tu sais ?
  • De toute façon, on pourrait plus se parler.
  • On a été marié quarante ans. On pourra trouver un sujet.
  • Oui mais depuis… Il s’est passé ce que tu sais… »

Il abandonne, baisse la tête. Il savait que ça se passerait mal. Même s’il ne s’est rien passé, pour l’instant.

« On peut parler de ce que tu veux, tu sais, fait-elle, conciliante.

  • Ça ne servira à rien, murmura René. C’est trop tard… 
  • Qu’est-ce que tu perds ? De toute façon, tu as encore au moins dix jours coincés avec moi. Tu ne peux plus fuir maintenant, René. Tes balades quotidiennes, c’est de la chambre à la cuisine. On essaye. Au pire, ça ne sert à rien. D’accord ? »

René soupira.

« D’accord. On commence par quoi ?

  • De ce que tu veux, fait-elle d’un air entendu. Si on commençait par ta « connerie », que tu m’as dite il y a dix ans ?»

Il écarquille les yeux.

« Tu es encore sur cette histoire ?

  • Non René. C’est toi, qui es encore dessus. Tu n’arrives pas à passer outre. »

René soupire.

« Comment veux-tu que je passe à autre chose ? Maintenant, c’est trop tard. Impossible de changer quoi que ce soit…

  • Pourquoi ?
  • Mais… parce que… il la désigne. Enfin, tu sais bien.»

Elle sourit.

« Redis-moi ce que c’était, ta « connerie ».

  • Tu sais très bien…
  • Redit quand même. Rappelle-moi…
  • C’est stupide.
  • Il n’y a personne pour te juger, ici, à part toi-même. »

Il soupire.

« Ce qu’il s’est passé, c’est que j’ai été un sacré con.»

Elle sourit.

« Oui, ça, je sais. Mais qu’est ce que tu m’as dit ? »

Il soupire et, enfin, lâche.

« Je venais d’avoir soixante ans, et j’avais peur à en crever. De mourir, d’avoir raté ma vie, d’être passé à côté de quelque chose d’essentiel. Et quand j’ai peur, je deviens con. Encore plus que d’habitude. Je me suis énervé contre toi, parce que tu étais là et qu’il fallait que ça sorte. J’ai dit que j’aurai préféré ne jamais te connaître, que ma vie aurait été différente et certainement mieux. Que je m’étais enchaîné à toi pendant quarante ans, et qu’à cause de ça j’avais raté plein d’autres occasions. Voilà, ce que je t’ai dit. Ma grosse connerie.»

Sa femme le regarde, toujours. Il attend le jugement, la phrase incisive, mais rien ne vient. Comme toujours, elle est bienveillante. Il ne la méritait vraiment pas.

« Mais, continue-t-il, d’une voix qu’il tente de maintenir à flot, tu sais que ce n’est pas vrai. C’était une parole de sacré con qui a peur de mourir. Je n’en pensais pas un mot. J’étais très content d’avoir partagé ma vie avec toi. Je le suis toujours. C’est ça, la vérité. Ma « connerie », c’est des mots en l’air. C’est mon âme qui panique et qui dit n’importe quoi. Mais cette vérité-là, je n’ai jamais pu te la dire. Et c’est pour ça que je t’évite, depuis dix ans. Parce que c’est trop tard maintenant. Que le mal est fait, et que je ne pourrais jamais le réparer. Cette connerie, ça restera les derniers mots que tu n’entendras jamais de moi…

  • Tu ne pouvais pas savoir ce qui allait arriver, après, René. Personne ne pouvait.
  • Ce n’est pas une raison.
  • On s’aime pour la vie, et des fois on s’engueule et on dit des bêtises. Tu n’allais pas marcher sur des œufs pendant quarante ans au cas où un drame arrive. Un couple ne peut pas fonctionner comme ça.
  • Peut-être. Mais là, c’est arrivé. Juste après ce que je t’ai dit. Ma connerie, que je ne pourrais plus jamais rattraper. Ce sont ces paroles que tu as entendu, jusqu’à la fin. Pas mes excuses. Elles, je les garde en moi depuis dix ans, et elles me bouffent de l’intérieur. »

Elle posa sa main sur la sienne, et René put jurer qu’il sent ce contact de leur peau.

« Qu’est-ce que tu imagines, René ? Que je ne savais pas, que des fois, tu peux être un sacré con ? Que je ne sais pas faire la part des choses ? Tu penses vraiment que c’est ce souvenir de toi, que j’ai emporté ?

  • J’espère que non, fit-il, et les larmes coulent sur son visage plissé, il tente un instant de les cacher dans sa main, par pudeur, mais n’y parviens pas.
  • Tu ne penses pas que dix ans de regret, ce n’est pas suffisant pour me montrer à quel point tu as été idiot, ce jour-là ?
  • Ça ne change rien. C’est trop tard.
  • Dis-moi ce que tu as sur le cœur. Maintenant.
  • C’est inutile ! Voyons, Suzanne, tu sais bien que…
  • Tes excuses, sort les maintenant. On a assez perdu de temps. »

René soupire, puis, enfin, se lâche.

« Et bien, si j’avais pu, j’aurais voulu te dire que je me sens idiot depuis dix ans, Suzanne. Que j’ai eu beaucoup de chance de te rencontrer, de faire ma vie avec toi, et que tu me manques, beaucoup. Je ne suis pas doué pour ce genre de déclaration. Je suis un vieil idiot de l’ancienne génération, celle où on serre les dents et on garde tout pour soit. Mais tu sais que c’est vrai. Je ne disais pas grand-chose, mais j’essayais de te le prouvais au quotidien. Sauf une fois. La seule fois où j’aurai dû me taire. Maintenant, dès que je suis avec les petits enfants, je leur parle de toi. Je leur explique à quelque point tu étais une femme formidable. Tu aurais adoré les connaitre, Suzanne. Je leur dis tout ce que je pense de toi, tout ce que je n’ai pas été capable de te dire, parce que je suis un vieil idiot et que… tu connais la suite. Je suis fier d’eux, je les vois grandir, et dès que cette foutue pandémie sera passée, dans une semaine ou un an, je les emmène à nouveau au parc voir les biches et les tilleuls. Je leur achète une glace et je leur parle encore de toi. Pour que tu sois un peu avec eux. Je les couvre de tout mon amour, de câlins et de baisers, toutes ces affections que je n’ai pas été capable de te témoigner à toi. Ou à nos enfants. Parce que… tu connais la suite. »

René avait baissé ses yeux trempés durant tout son monologue. Il se redressa, et regarda une dernière fois son épouse.

« Voilà tout ce que je voulais dire, ma chérie. »

Et Suzanne le regardait encore, même s’il ne la distinguait plus précisément. Il devinait son sourire, ses yeux doux, qui avaient toujours apaisé son caractère de cochon. Il ne voyait plus les détails. Il restait l’essentiel. Et une phrase, la dernière.

« Prends ton temps avant de venir, fit-elle. Je ne suis pas pressé. »

René resta assis, encore un instant, sur la chaise. Il fixait son verre, qu’il s’était servi au début de la conversation, et auquel il n’avait pas touché.

« Je ne suis pas pressé non plus, ma chérie. J’ai encore envie de les voir grandir. »

*

Quand Véronique put enfin revenir chez son père, à la fin de ce confinement, elle fut soulagée. Elle s’inquiétait. René avait toujours la bougeotte, alors le savoir tourner en rond toute la journée, c’était un coup à devenir fou. Comme tous les mercredis, elle déposait ses deux enfants, Noé et Mattéo. Sitôt la porte ouverte, ils se précipitèrent dans les jambes du grand-père qui les accueillit d’un grand éclat de rire provençal. 

« ça va papa ? demanda-t-elle. 

  • Comme un jeune homme, répondit-il, l’embrassant en retour. »

Surprise par cette réponse et ce sourire, qu’elle avait rarement vu sur son visage grognon, elle demanda :

« Tu ne t’es pas trop ennuyé, pendant le confinement ? »

René resta songeur, quelques instants, puis dit, d’une voix douce :

« Non, fit-il. J’ai enfin fait la paix. »

Après un silence hésitant, il ajouta :

« J’ai parlé à ta mère. »

Véronique étouffa un rire puis, voyant l’air sérieux de son père, demanda.

« Et… elle va bien ?

  • Mieux, fit-il. Et moi aussi. »

Puis, se tournant vers ses petits-enfants, il demanda :

« Ça vous dit, un tour au parc ? « 

A propos Antonin Atger

Ecrivain, mon livre Interfeel est disponible aux Editions Pocket Jeunesse : https://www.lisez.com/livre-grand-format/interfeel/9782266248280
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2 commentaires pour Retrouvailles – Nouvelles du confinement – inédit ! 13

  1. Isabelle DEVISE dit :

    Merci c’est chouette de vous lire
    Envoyé à partir d’Outlook
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