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J’ai toujours eu peur au décollage. Ce bruit titanesque, immense, prenant, ce tremblement de fin du monde, accélération, et soudain me voilà écrasé contre le siège, arraché du sol, de la Terre, de ma planète, isolé dans le vide avec pour simple protection cette coquille de métal prête à s’écarteler à tout moment.
On peut voyager en première ou deuxième classe, être âgé ou pas, adulte atone ou ado agité, rien n’y fait. Il y a toujours pendant quelques secondes cette même appréhension, cette peur primaire, presque bestiale, qui nous saisit. Quel que soit notre niveau social, d’éducation, notre culture, nous réagissons pareil. Durant quelques secondes nous sommes tous à égalité.
Petit, la famille entière devait s’y mettre pour me faire embarquer dans un avion et partir en vacances. J’avais neuf ans la première fois. Lorsque l’apocalypse aéronautique s’est déclenchée, je rédigeais mentalement mon testament, léguant mes billes à celui que je voyais soudain comme mon meilleur ami et me découvrant une amoureuse secrète. Tellement secrète qu’elle n’en a jamais rien su d’ailleurs, je n’avais jamais osé lui avouer.
Chaque année nous partions en vacances quelque part et chaque année c’était le même rituel. Pourtant j’adorais aller en vacances. Et je ne me voyais pas partir autrement qu’en avion. J’étais un paradoxe ambulant. Et je le suis toujours.
Une fois en l’air, ça va mieux. Je ne vois plus la terre, nous baignons dans un bleu nuageux qui semble irréel – et donc absolument sans danger. L’atterrissage est aussi beaucoup plus pacifique. C’est la fin, le retour sur terre. Je suis arrivé, il ne peut donc plus rien m’arriver.
Non. Mon blocage, c’est le décollage. Ces minutes intenses, précédées par une insoutenable attente, puis la lente procession de l’avion pour se placer sur la piste de décollage comme on s’avancerait sur une planche de mort.
Bon, me diriez-vous – je peux vous tutoyer ? – les trajets en avion sont de l’ordre de l’exceptionnel. Mais comble du paradoxe que je suis, me voilà depuis douze ans consultant bancaire à l’international. Pour faire simple, cela représente un voyage par semaine, forcément à l’étranger, forcément par avion. Et valisette à la main, costumé, cravaté, je pars du lundi matin au mercredi soir. Et mon costard, ma belle situation, ma villa, mes amantes, tout cela n’y fait rien, je redeviens un gosse de neuf ans qui a peur du décollage. Et je sais que je ne supporterais plus ces frayeurs.
Alors toutes les semaines depuis douze ans, je me gave de somnifères à peine installé dans l’avion. Je me réveille généralement après l’atterrissage, la bouche pâteuse et l’esprit amorphe. Mais au moins je n’ai pas eu à affronter ma psychose. C’est déjà ça.
Je me demande parfois pourquoi j’ai choisis ce travail. J’aurais pu rester tranquillement dans mon agence de centre-ville, à guetter la bonne courbe de flux monétaires sur mon écran, à garder cette voie sur laquelle je m’étais engagé parce qu’il faut bien faire quelque chose. Et puis le milieu bancaire, en temps de crise, c’est plutôt sécurisant, non ? Pourtant on m’a proposé ce travail et j’ai eu l’impression que mon corps m’échappait et signait le contrat pour moi. Trois jours plus tard, je faisais mon premier vol. J’imagine que, de même que l’on est attiré par le vide d’un précipice, cette idée de jouer avec mes frayeurs m’excitait…mais bon, j’ai rapidement endormi cette excitation sous des médicaments.
Alors maintenant, même si je ne sais toujours pas la raison de mon choix, je vole chaque semaine. Blindé de tablettes, j’éclipse le temps du voyage. Ma transition entre deux pays se fait par l’intermédiaire d’un sommeil pharmaceutique de plomb. Comme ça j’ai l’impression de ne jamais quitter le sol. Et donc, de ne jamais voyager. Les décors changent, les gens, le climat, mais au fond, sans trajet pour symboliser la rupture, on n’y croit pas.
Donc me voilà, moi et mes paradoxes, à ne pas comprendre mes choix. Et surtout à ne pas comprendre pourquoi je t’en parle à toi qui me dévisage depuis le début de mon monologue de crise de la quarantaine, avec tes beaux yeux amandes et ton sourire en coin. Peut-être parce que je ne te connais pas, que je ne te connaitrais plus quand je reprendrais l’avion. Parce que pour quelques instants je ne suis plus le banquier au compte d’assurance – vie à six chiffres mais simplement un être humain qui s’est arrêté pour prendre un café et que tu as accosté.
« Tu es heureux ? »
Pourquoi je ne le serais pas ? J’ai un travail stable, régulier, outrageusement bien payé, et je côtoie des personnes à qui je plais. Je n’ai aucune raison de me plaindre.
« Qu’est ce qui te gène alors ? »
Je ne sais pas. C’est diffus. Un message que je n’arrive pas à interpréter. Je fais des choix dans ma vie que je ne comprends pas. C’est normal d’avoir voulu être banquier – il faut bien s’assurer d’avoir une situation stable. Mais je ne sais pas pourquoi j’ai décidé de prendre l’avion sans arrêt. Comme lorsque j’étais petit d’ailleurs. J’avais peur, mais j’aimais ça. Je n’ai pas de réponse à mes questions. A quoi tu réfléchis ? Et pourquoi tu souris encore plus ?
« J’ai peut-être une réponse. »
Ah oui, laquelle ? Tu me regardes sans rien dire. Tu es un peu étrange. Puis tu saisis mon sac, le fouilles et en retires les trois paquets de somnifères que je garde toujours avec moi. Mais qu’est-ce que tu fais ?
« Je t’aide à trouver une solution ».
Je viens de te dire que je ne peux pas prendre l’avion sans cela. Je ne le supporterais pas. J’ai peur d’avoir peur. Qu’est-ce que ça va m’apporter ? Comment peux-tu être sûr que ça m’aidera ? Et pourquoi est-ce que tu gardes encore ce sourire au lieu de répondre ? Tu dois y aller ? Déjà ? Je pars, tu arrives, on ne fera que se croiser le temps d’un café. Bon, c’est comme ça après tout. Comme à pleins d’autres moments de l’existence, il faut accepter que les choses soient éphémères. Moi je dois impérativement rentrer, j’ai un bilan à faire avec mes associés sur la situation de notre filiale ici. Ça ne peut pas attendre. Chacun ses priorités.
Ça m’a fait plaisir de parler avec toi. Tu me sembles un peu folle, mais je crois que j’aime ça. Même si je n’ai pas l’habitude. Tu es sûre que tu ne veux pas me rendre mes médicaments ? Tu sais que j’en rachèterai une fois rentré en France. Ce n’est pas grave ? Enfin, si ça peut te faire plaisir et te faire garder ce sourire, je veux bien. Il faut que j’y aille. Adieu.
Je tremble déjà en attachant ma ceinture. Cela faisait des années que je n’avais pas ressenti une telle émotion. Avant, la perspective des cachets que j’avalais diffusait déjà en moi un effet placebo qui m’apaisait.
L’hôtesse de l’air me rassure en me disant que tout se passera bien mais je ne la crois pas. Je sais que ça va mal se passer. Tout le monde est assis et attend la sentence. L’avion s’avance misérablement vers le bout de la piste, pivote, puis s’arrête. Démarrage. J’ai l’impression que toute ma vie s’effondre dans ma tête. Je redeviens un gamin effrayé. Plus rien d’autre ne compte, cette angoisse envahit mon corps et il ne reste plus rien d’autre. Les moteurs rugissent, c’est affreux, on dirait un tremblement de terre, qu’est ce qu’il m’arrive, qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que j’ai fait de ma vie, c’est horrible. Et ça tremble, ça va se décomposer et il ne restera plus rien et moi, qu’est-ce que j’ai fait jusque-là, avec mon boulot inintéressant, ma vie sentimentale désastreuse, il n’y a rien à détruire car je n’ai rien construit.
On s’arrache du sol et je m’arrache de ma vie, dépossédé, et je la regarde de loin. J’ai peur. Et je réalise soudain ce qu’elle voulait dire, elle, avec ces yeux amandes et son sourire en coin. Que je recherchais la vérité, ma vérité, celle que je me suis cachée toutes ces années. A mon premier vol, je me suis découvert un meilleur ami et un amour d’enfance. Puis à chacun des suivants, au plus fort de ma peur, je comprenais ce qui était vraiment important pour moi et je me dépouillais du reste pour avancer dans la direction qui m’intéressait. Je n’avais jamais réalisé cela. Et dans mon métier de raison j’ai étouffé mes passions. Mais mon corps a voulu se libérer des contraintes que je m’infligeais et il a signé sans consulter mon étroit esprit dès que l’opportunité de me retrouver est apparue. Je n’ai jamais voulu dépasser cette frayeur pour découvrir ce que j’étais. Je cachais cela dans les bulles effervescentes de mes somnifères. Endormir mes ardeurs. Etouffer mes envies. Combien de temps j’aurais tenus comme cela ? Toute ma vie ? C’est bien possible et rien que d’y penser, j’en ai des frissons.
L’avion s’est stabilisé. Moi aussi. Tout se remet dans l’ordre, mais ce n’est plus le même qu’avant le décollage. Les priorités à suivre se sont inversées. Et la première, c’est de reprendre dès mon arrivée un autre billet pour retourner d’où je viens. J’ai des yeux amandes et un sourire en coin à retrouver. Je n’ai pas de nom, mais il n’y a que cent millions d’habitants là-bas, alors c’est possible.
J’atterris et je redécolle. Sans somnifère, bien sûr. J’ai encore quelques points à éclaircir.
amanalat@hotmail.fr
Un envol de Antonin ATGER est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.
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Historique de la nouvelle :
L’année dernière, il y avait le projet de publier certains de mes écrits dans le magazine de l’aéroport. Cela ne s’est pas fait, mais j’avais pour l’occasion écrit plusieurs nouvelles. Voici l’une d’entre elle. Son origine est particulière !
L’aéroport n’avait pas aimé mon premier écrit (une autre nouvelle que je mettrais en ligne prochainement). Trop sombre, pas assez « positive attitude » (je cite!). Cela me fut dit un mardi, j’avais rendez vous avec eux le jeudi suivant. Énervé, je me suis dis que j’allais leur faire un vrai écrit « positive attitude », si c’était ce qu’il voulait. Mon idée de base était donc de faire une histoire incroyable mielleuse, dégoulinant de bons sentiments, par pur provocation (idiot n’est ce pas?!).
Et j’avais 48 heures pour cela. Alors je me suis mis en véritable « tension artistique ». Cela veut dire que j’étais sans cesse branché sur cette histoire à créer. La première phrase m’est venue très rapidement :
« J’ai toujours eu peur au décollage ».
Pourquoi cette phrase? Je n’en ai aucune idée ! Mais je n’ai pas voulu la lâcher ! Alors j’ai commencé à écrire, sans avoir aucune idée d’où je voulais aller. C’est pour cela que les premiers paragraphes développent cette idée.
Puis, au cour de mon écriture, à un moment, j’ai eu envie de m’adresser au lecteur. « Voyez vous? » car j’avais vraiment l’impression de raconter cette histoire à quelqu’un. D’un coup, j’ai saisis cette idée et je l’ai tiré, étiré, jusqu’à en faire une personnage intégré à cette histoire. La fille aux yeux noisettes et au sourire en coin était née, et aidé de ce personnage, le dénouement de mon histoire est apparut !
Au final, j’ai pus leur présenter cette histoire 48 heures après. Elle était beaucoup moins mielleuse que prévu, mais je n’allais pas gâcher une histoire intéressante par pur provocation ! La rapidité de son écriture, paraît il, se voit. Soit en positif (« c’est incisif, percutant »), soit en négatif (« c’est un peu trop simple, bâclé »).
Et vous, quel est votre avis ?
A bientôt!
Amanalat
J’ai l’habitude de te faire beaucoup de compliments sur tes textes et cette nouvelle « Un envol » communique autant de dynamisme que tes autres récits mais j’avoue que je reste sur ma faim, comme jcf, peut être que je m’habitue à ton style ? Non je pense pas, j’aime toujours autant !
Continue !
Adrien.
Bonjour Antonin,
J’aime bien ton style, c’est bien écrit et on y trouve ce petit grain de folie qui manque à la plupart des textes actuels.
J’aurais, malgré tout, lu quelques lignes de plus quant à la « prise de conscience » de « Un envol ». Je la trouve un peu concise.
Mais bon … tout cela est relatif, bien sûr !
jcf